À propos de trois ouvrages
I) Schoepf, Daniel, L’art de la plume, Brésil, Genève, 1985. Cité sous : (SCH)
II) Rivin, Roberta et Schoepf, Daniel, L’art de la plume en Amazonie, Paris, 2001. Cité sous : (RIV)
III) Pourtal Sourrieu, Marianne, sous la direction de, Plumes amérindiennes, Guyane, Marseille, 2012. Cité sous (HEK)
Ces trois livres relatent les d’expositions d’un art particulier, immédiatement identifiable comme provenant d’Amazonie. Exposés en Suisse et en France, ces chefs-d’œuvre d’une grande fragilité, suscitant intérêt et émerveillement, sont définitivement localisés en Europe et vont demeurer -visibles ou mis en réserve- loin de leurs territoires originels. Il est fort probable que, restés sur place, ils auraient aujourd’hui disparu, leur beauté se disputant la fragilité et le caractère éphémère de leurs matériau et réalisation. Le fait d’honorer maintenant ces créations dans des ouvrages d’art n’estompe pas la perte indéniable qui frappe ces sociétés, dramatiquement placées aujourd’hui, dans l’urgence de leur survie. Il est donc important de souligner que ces captures d’objets, en partie associés à des rituels, se sont réalisées au contact désastreux de ces peuples avec des Européens : explorateurs, missionnaires, colons, chercheurs d’or ou colporteurs. Le bilan de ces contacts, on le déplore assez, a été et reste entaché de la perte d’identité, de territoire, de décroissance, voire d’extinction, de certains groupes de survivants.
Le corps, pris comme support privilégié de l’artiste, peut se décliner de diverses manières et renvoyer à des formes étonnantes selon diverses sociétés qui pratiquent cet art de manière individuelle ou collective. Celui-ci repose en Amazonie sur l’art de la plume et s’accompagne souvent de peintures corporelles et de tatouages. La mise en scène du corps paré s’avère propice à incarner un moyen d’expression sociale, communautaire et parfois sous forme de ‘performance’, comme de nos jours dans un domaine de l’art contemporain.
Ce qui caractérise les arts amazoniens par rapport à d’autres formes d’arts corporels c’est que semble dominer chez eux une part attribuée à l’ordre animal, celui des oiseaux, qui agit comme une altérité conjointe, désignée par l’omniprésence de plumes. La plume, attribut essentiel du genre « oiseau » devient le marqueur d’une autre identité possible : l’humain. Ce dernier peut donc symboliquement se métamorphoser et passer d’un « règne » à l’autre. Cette disposition de l’esprit repose sur la croyance amérindienne, placée sous le signe de l’animisme et du chamanisme, selon laquelle, animaux, plantes ou éléments naturels peuvent endosser une part de normes sociales et d’habitudes humaines. Ce sont les Amérindiens qui ont expérimenté cette altérité possible, associée à des corporalités non humaines. Comment se fait-t-il que je puisse avoir un corps d’ara, de jaguar ou d’anaconda ? Ils le peuvent.
Ces trois ouvrages, selon diverses approches, répondent à ces questions en s’accompagnant d’une ensemble photographique diversifié, englobant le vaste ensemble amazonien, jusqu’à ses franges les plus lointaines, notamment pour l’ouvrage de la Fondation Bismarck (RIV).
I) Schoepf, Daniel, L’art de la plume, Brésil, Catalogue d’exposition au Musée d’Ethnographie de Genève (1985-1986), Museum National d’Histoire Naturelle de Paris (Printemps-Été 1986), Genève, 1985. Cité sous : (SCH)
Cet ouvrage, réunissant des œuvres de divers musées brésiliens, français et suisses, a le mérite de souligner d’emblée quelques généralités. La première concerne précisément l’ensemble du continent américain : « Du nord du Canada à la Patagonie : « il n’est pas un seul groupe ethnique, pas une seule communauté tribale qui n’ait exploité la matière-plume et la matière-oiseau et ne l’ait façonnée et transposée sur le plan artistique et idéologique » (SCH, p.8). D’autre part, la conception de cet art, anonyme et généralement masculin et communautaire, procède presque exclusivement de la technique d’assemblage et de ligature et enfin, sa production est partout orientée vers une affirmation identitaire, à orientation sociale et rituelle. L’auteur aborde les diverses techniques de chasse et de capture des oiseaux, la conservation des plumes des différentes espèces privilégiées : perroquets, toucans, cassiques, aigles, faucons, aigrette et hoccos, ainsi que les éléments formels, couleurs et textures des matières plumassières. Certaines catégories de plumes sont privilégiées, selon l’utilisation souhaitée : pennes, duvet, queue, ailes, pour confectionner diadèmes, couronnes, bracelets, bandes frontales, dorsales, pendants d’oreille, sautoirs, ceintures… Elles subissent alors ligatures, tressage, nouage, pour procéder à l’assemblage par filière, en touffes ou en trame. C’est donc l’armature du support rigide, en roseau ou en cordelette végétale, qui impose la morphologie de l’œuvre. Plusieurs pages du livre exposent précisément l’ensemble des techniques de fabrication des supports et des décors. Certains sont de véritables compositions élaborées et complexes : costumes ou coiffes qui signalent à la fois une identité ethnique et un degré d’initiation au sein d’un groupe. La question que l’on se pose concerne cette place essentielle accordée à l’oiseau dans l’idéologie amérindienne, sa littérature orale et ses mythes fondateurs. En effet, pourquoi la plume ?
Il n’y a pas d’oiseau sans plume et il n’y a de plumes que chez les oiseaux ! »
La ‘société des oiseaux’ serait en position métaphorique par rapport à celle des humains. « Cette classe, parmi toutes les autres existantes, est la mieux circonscrite et celle dont les espèces présentent la diversité d’apparence la plus manifeste. » Cependant, alors que l’oiseau naît tel quel, l’homme naît nu. Pour accéder à l’humanité véritable, soit Arawak, Tupi, ou Karib, il doit emprunter l’apparence de l’oiseau afin de se différencier lui aussi ethniquement. Plusieurs versions de divers mythes, se retrouvant du nord au sud du continent, abordent cette question de l’homologie entre humains et oiseaux. Alors que ces derniers naissent différenciés par leurs chants, leurs couleurs, leur plumage, les hommes n’ont pas pu bénéficier de ces marques identitaires. À eux donc de les emprunter au règne animal ainsi pourvu.
À l’origine, les oiseaux eux aussi auraient eu un aspect indifférencié, blanc ou noir. Ils ont pu acquérir les couleurs caractéristiques de leurs plumages en dépeçant la dépouille multicolore et chatoyante d’un anaconda, (boa constrictor) en se trempant dans son sang et ses excréments. En saisissant un morceau de la peau du serpent, chaque oiseau a acquis son aspect définitif. Ainsi, l’ara fut richement coloré parce qu’il s’est emparé d’un grand morceau de peau et s’en recouvrit tout le corps ! « La classe oiseau s’oppose à toutes les autres. Modèle de l’ordre zoologique et naturel qui, transposé dans la société humaine, va permettre de manifester et de concrétiser l’ordre ethnique et culturel » (SCH, p 26). Mais alors qu’est-ce qui différencie l’oiseau de l’homme ? L’art précisément : cette faculté d’agencer, d’organiser, de recomposer formes et couleurs et d’imaginer les techniques de mises en œuvre, voilà ce qui permet à l’homme de s’identifier pleinement en tant qu’humain tout en empruntant le génie de l’oiseau.
Arrangée, articulée, la plume est devenue l’expression de l’intelligence et de l’ordre du monde. Selon l’auteur, elle est d’abord le signifiant de l’ordre naturel et de sa perception ; elle permet de classer, d’ordonner, et de hiérarchiser les signifié en ce qu’elle désigne l’ordre identitaire indispensable aux communautés humaines. L’ouvrage insiste enfin sur l’industrie plumassière européenne qui a fleuri dès le XVIème siècle mais surtout au XIXème siècle avec sa mode des chapeaux à plumes jusqu’aux Folies-Bergère « ultime scène d’une communion avec la divinité, ces danseuses qui, plus que les oiseaux, volent dans les nuages ». (SCH, p.48)
II) Rivin, Roberta et Schoepf, Daniel, L’art de la plume en Amazonie, Mona Bismarck Foundation, Somogy, Paris, 2001. Cité sous : (RIV)
Nettement moins ethnographique que le livre précédent, celui-ci retrace –avec un corpus photographique de grande qualité- un très riche ensemble d’œuvres exposées à la Fondation Bismarck à Paris en 2001. Celles-ci proviennent de plusieurs musées suisses et français et de collections privées. Dans un premier article, accompagnant le texte de la galeriste Roberta Rivin, sont judicieusement reproduites quelques photographies prises par le Prince Roland Bonaparte en 1892, aujourd’hui au Musée de l’Homme, ainsi que deux photographies de Lévi-Strauss datant de son séjour au Brésil, chez les Bororo, en 1935-1936. Un texte plus détaillé de Daniel Schoepf, reprend les principales idées et explications déjà évoquées dans le livre précédent.
D’une manière générale, dans le monde amazonien, la plume singularise le chef, le chamane ou le postulant à l’initiation car cet art du corps canalise le meilleur de l’activité esthétique. L’auteur observe, au sein de chaque ethnie, une permanence des traditions et la faible variabilité des modèles reproduits, alors que le choix chromatique et formel obéit à des contraintes sélectives. Les mêmes références au mythe fondateur sont invoquées pour expliquer les relations intimes et structurantes entre le genre oiseau et le genre humain. La plume classifie, ordonne, hiérarchise et dans ce sens « est à la fois le signifiant et le signifié, l’expression de l’ordre et de l’esthétique des communautés amérindiennes. »
On retiendra surtout de l’ouvrage la qualité des photographies qui mettent en valeur les juxtapositions de couleurs vives, dotées d’un éclat, d’une brillance et d’un faste qui assure leur prééminence sur une nature quasi monochrome où dominent le vert immuable des arbres et le rouge du sol. L’ordre animal vient se déployer sur les corps des humains qu’il anime par ses tonalités multicolores qui proviennent d’êtres célestes. Néanmoins, dans cet ouvrage, ces merveilles légères et colorées sont totalement exclues de leur contexte et isolées dans une fixité d’œuvre d’art sous vitrine.
La vie matérielle, qui marque le lieu et le temps de ces créations, est abandonnée, passée sous silence, de même que les festivités, cultes et rituels qui précisément sont l’occasion de la mise en scène et en valeur de ces œuvres. Hors contexte, les splendides plumes ne disent rien de l’univers quotidien amérindien, pauvre en objets, en décor, en outils et contrastant justement avec l’expression ornementale et polychrome des corps humains dotés justement de ce décor fabuleux de plumes.
III) Pourtal Sourrieu, Marianne, sous la direction de, Plumes amérindiennes, Guyane, Don Dr. Marcel Heckenroth, Musées de Marseille, Éditions Snoeck, 2012. Cité sous (HEK).
Cet ouvrage renoue par contre avec le sens du terrain amazonien puisqu’il relate une étonnante histoire aux accents de découverte d’une malle au trésor. Combien de coffres et de valises d’explorateurs ou de simple voyageurs, oubliés, abandonnés dans les greniers ? La vieille valise du Dr. Marcel Heckenroth (1912-2008) a judicieusement été déposée et offerte par lui-même au Musée des Arts Africains Océaniens et Amérindiens (MAAOA) de Marseille en 2008, quelque temps avant son décès. Natif de Forcalquier, le jeune médecin des Troupes coloniales, ayant intégré l’École de Santé Navale de Bordeaux en 1933, a été dès sa jeunesse passionné de voyages et d’expéditions scientifiques. Ancien de l’École du Pharo de Marseille, il s’embarque en février 1939 pour Cayenne où il va rejoindre son poste à Saint-Georges de l’Oyapock dans le Territoire de l’Inini pour prendre ses fonctions en tant que médecin et administrateur de ce secteur (environ 20 000km2) nouvellement créé. Il y restera jusqu’en 1942, soit une bonne partie de la guerre et sera ainsi en charge de la santé des populations pour la protection maternelle et infantile (PMI), les vaccinations et la prévention des maladies endémiques. Ce n’est qu’au retour d’une mission sur le Haut Oyapock, plusieurs mois après la déclaration de la guerre, qu’il apprendra la nouvelle de ce qui l’attend en France.

: Le capitaine Wayampi et sa famille, guide de J. Crevaux aux sources de l’Oyapock, en 1878, (HEK,p .51)
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