L’exposition d’Habdaphaï , Alive, en vie, en ce moment à la salle Arsenec au Tropiques Atrium, traite d’un thème que l’artiste explore en photomontages, dessins, peintures et installations land art depuis au moins trois ans : le territoire et son dédoublement, les migrants.[i] C’est une exposition très personnelle : l’artiste s’y met en scène nu sur une des photos et évoque le quartier de son enfance dans l’installation Trennelle-Citron-Grosse roche. Des nombreuses lectures qu’on peut faire de cette exposition, une au moins renvoie au parcours de l’artiste, à ses propres migrations et territoires, qui l’ont amené là où il est, toujours en vie.
L’exposition s’ouvre sur des photomontages dans lesquels l’artiste porte des fagots sur la tête, comme un migrant porte ses maigres possessions, comme un ouvrier porte de la canne, de la banane ou du charbon…cela m’a fait penser aux migrants refoulés ou en attente d’un passage vers l’Europe. Une frontière (et partant, un territoire) est une idée abstraite que souvent, rien, en dehors d’une convention, ne matérialise. Habdaphaï s’intéresse à l’humain confronté aux limites territoriales. Toute frontière, même la plus surveillée, est poreuse…. L’échange est sa raison d’exister et paradoxalement ce qu’elle essaye de contenir. Les migrants d’Habdaphaï sont là pour tous les dépossédés de la terre, engagés dans l’éternelle négociation inclusion/exclusion, essayant de trouver leur part dans les festins auxquels ils ne sont pas conviés.
En prise avec la politique et l’actualité, les territoires et les frontières considérés par Habdaphaï regroupent des espaces sociaux autant que géographiques. Il est intéressé par la construction des territoires identitaires, notamment la Martinique, ses diverses ancestralités, ses présents morcelés, ses bornes spirituelles, sociales, spatiales.
Ses migrants sont autant ceux de partout dans le monde, que ceux qui, comme sa famille ont « migré » à un moment donné de la campagne de Sainte Marie ou d’ailleurs vers l’en-ville de Césaire.
Cette partie de sa biographie d’ailleurs le rapproche des migrants dont il parle, faisant de lui un outsider dans le sens de « celui qui est en dehors », qui n’appartient pas à un territoire donné, qu’on n’attend pas ou qui ne fait pas partie des favoris…
Etrangère en Martinique moi-même, je l’ai perçu il y a quelques années comme un outsider dans son propre pays. En effet, Habdaphaï s’est toujours vu et a toujours été en dehors de tout groupe, école, courant, tout en impulsant divers mouvements associatifs, et en étant particulièrement populaire auprès du public en général, un peu en raison des manifestations qu’il a organisées par le passé. Pourquoi outsider alors? Peut être car il vient d’« ailleurs », c’est à dire de la danse et non pas d’une école d’arts visuels … Ou parce qu’il a un langage profondément créolophone, et tend à parler français par images, prenant souvent un mot pour un autre, usant et abusant de synecdoques ou métonymies, niant à chaque phrase le caractère linéaire de la langue française, à laquelle il lui arrive de faire des enfants dans le dos.[ii] Ce qui est certain c’est que son langage, souvent créateur, n’a pas toujours été compris ou accepté. Mais même lorsque sa parole hors norme était disqualifiée, l’artiste a continué de s’exprimer. J’aime cet entêtement, j’y vois la nécessité de l’artiste.
Outsider , Habdaphaï n’est pas coupé du monde de l’art, bien au contraire. Il a une très grande culture visuelle, bien plus vaste et diversifiée que beaucoup d’autres artistes martiniquais. Il est néanmoins véritablement autodidacte. Sa curiosité sans bornes l’amène depuis plus de 30 ans à dévorer expositions et musées, mais aussi danse, théâtre et cinéma. Passionné d’art, le peintre est aussi collectionneur et dénicheur de talents. Entre 2012 et 2015 il systématise ses connaissances par des études d’art performance et d’art visuel, qui sont venus conforter un parcours de créateur intuitif, talentueux et bouillonnant, ayant tout appris par lui-même ou presque : Habdaphaï n’oublie jamais de citer sa formation aux ateliers du Sermac, au tout début de sa carrière.
Artiste prolifique Habdaphaï produit tout le temps, par nécessité viscérale. La question du territoire, et donc de l’appartenance, lui a offert ici un terrain pour une expression plus intime, moins figée par les signes que certaines de ses séries. Les petites maisonnettes en céramique frêles et gracieuses, des objets très nouveaux dans sa production, me semblent participer de cette intimité-là. Elles me font penser au petit théâtre des sculptures en carton et bois, suspendues derrière des rideaux en dentelle de papier, qu’il avait créé pour sa sortie de résidence à l’ISBA de Besançon en 2014. Elles ont la même force poétique, la même finesse d’exécution, la même esthétique povera.
Car il a l’habitude de la scénographie, son accrochage est beau et sobre. Pourtant, il a choisi de « trop » montrer. Toutes les œuvres tournent autour des migrants et du territoire, mais il y a quand même 4 sous-ensembles bien distincts: les photomontages très colorés et chargés, les objets et installations nettement plus épurés, les dessins au tracé obsessionnel, et sur une table, un peu hors sujet et pas particulièrement mises en valeur, des très belles assiettes peintes. Sans compter la Kaz, sur le parvis de l’Atrium, support de performances devant se dérouler sur plusieurs jours et dont le lien avec l’exposition est moins évident. En parlant avec l’artiste on apprend que le lien entre la Kaz (la maison du bagnard) et l’exposition est plus programmatique que formel : la Kaz qu’il aménage petit à petit lors de performances quotidiennes, sera itinérante, afin d’accueillir d’autres performances, mais aussi des ateliers, peut être un point de vente, à disposition d’autres artistes également. Itinérance, entraide, l’artiste-saltimbanque se veut sur les routes, comme tous les migrants.
Dans ses photomontages, il tend à fondre l’humain et la matière . Mêlant photographie et dessin, l’artiste superpose des portraits trouvés sur le web à ses propres photos et tracés. Le recours au numérique lui permet d’effacer, mélanger et évider les images, de les remplir ensuite avec des signes de son cru, puis de les éroder, décomposer, recomposer… On devine dans ces mélanges peu probables, à la fois une catharsis personnelle et un regard critique sur la société martiniquaise. C’est un véritable carnaval, une succession de masques, parades et transfigurations. Et pourtant, une sorte de vérité crue teintée d’humour, se fraye un passage à travers le trop plein d’images.
En contraste avec les photomontages, les objets et les installations sont presque tous blancs, beiges ou couleur bois clair, tranchant avec des différentes tonalités de marron, noir et gris, ajoutées par petites touches.
Malgré l’intérêt des photomontages, je les trouve trop présents. Ils laissent peu de espace à la délicatesse de la belle installation architecturale en bois et tissu, qui reconstruit, dans un jeu de pleins et de vides, la précarité du quartier de son enfance. Cette installation est avec les petites kaz en céramique, la pièce maîtresse de l’exposition, qui aurait pu être encore plus épurée, et centrée uniquement sur les objets et installations. Dans son montage actuel l’installation Trenelle… comporte un poste de télévision passant en boucle une vidéo qui n’était pas accessible lors du vernissage. C’est une vidéo performance vocale, dans laquelle l’artiste égrène comme une litanie, la suite de quartiers Trennelle-Citron- Grosse Roche. Même si je préfère la version vue au vernissage dans laquelle aucun objet ne venait troubler la pureté aérienne des lignes formant le lakou, j’avoue que c’est une jolie idée.

Les kaz (Trennelle-Citron-Grosse Roche) installation bois ti-baume, tissu, peinture acrylique, vidéo
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Pingback: On jette un coup d’œil au rétroviseur ? L’année artistique 2017 en Martinique, suite et fin, deuxième semestre | Aica Caraïbe du Sud - 7 janvier 2018