C’était une très bonne idée que de faire un Festival International d’Art Performance en Martinique. Une excellente idée que de le faire à l’hôtel l’Impératrice à Fort de France, lieu marqué par l’art depuis que Réné Khokho Corail y a habité. L’hôtel a d’ailleurs été le lieu de plusieurs manifestations artistiques populaires, comme les Pools Art fair 2011, 2012, 2014 et 2015, dont les deux premières ont été conceptualisées et mises en place par Thierry Alet et Habdaphaï. Et a également accueilli en 2014 la manifestation Fragmentation de l’air orchestrée par Habdaphaï.
En 2011 et 2012 (mais aussi en 2014) lors des vernissages et des diverses soirées des Pools et de Fragmentation Habdaphai avait performé à plusieurs reprises à l’hôtel, devant l’hôtel, sur la savane ou carrément hors murs à l’Atrium. Mais la performance qui aurait fait le plus couler de l’encre à ce moment-là est celle réalisée par la performeuse française Sarah Trouche en 2012[i] lors du vernissage de la Pool art fair : Sarah entièrement nue, le corps peint avec du roucou, descendit les escaliers, sortit de l’hôtel, marcha jusqu’à la statue de Joséphine de Beauharnais à la Savane, qu’elle fouetta vigoureusement, pendant presque 20 minutes, dans une performance cathartique reçue de façon très diverse par les différents publics présents, notamment en raison de sa nudité que beaucoup ont considéré choquante.
Le FIAP 2017 , revenu sur ce même lieu, proposait en plus d’un programme de performances, une journée de conférences autour de la performance. Le suivi des communications a été très perturbé par une la traduction consécutive, très chronophage et vite lassante. La traduction simultanée est en effet impérative dans une manifestation avec un si grand nombre d’interventions.
Le matin j’ai trouvé intéressante l’intervention du journaliste et critique de danse Gérard Mayen sur le performeur argentin-américain Hector Canonge. L’intervenant avait pourtant dès le départ annoncé qu’il n’était pas un spécialiste de la performance. L’après-midi, j’ai assisté au topic la performance comme art politique. J’ai apprécié le témoignage de la performeuse chilienne Nancy Gewalb sur laquelle j’aimerais revenir dans un autre article. Et qui a réalisé deux performances extrêmement poétiques, simples et poignantes. Mais aussi l’intervention de Marsha Pearce de l’Université de West Indies au sujet du travail du jeune performeur américain d’origine trinidadienne et haïtienne Nyugen Smtih, travaillant particulièrement autour de la mémoire, identité et ritualisation, ainsi que celle de Maria Elena Ortiz, curateur du Perez Museum, sur le Alejandro Chellet, artiste multidisciplinaire, dont le travail engagé tourne autour de la permaculture.
Une question posée par Raphael Cuir, de l’AICA France, lors des échanges avec le public m’a amené à écrire cet article. Il se demandait comment, dans un endroit aussi propice à la performance, comme la Caraïbe, se faisait-il que la pratique soit aussi récente ? Les réponses partirent dans tous les sens, on parlait du carnaval, avec ceux qui pensent qu’il est possible faire de l’art performance pendant le carnaval, et ceux qui pensent qu’on ne peut pas le faire, Chellet a évoqué les rites performatiques au Mexique. Pour ma part j’aimerais signaler que la position des divers territoires caribéens sur la question est très nuancée. A Cuba par exemple, la plupart des performances de Sotto dans les années 70 sont documentées. Et en Martinique, on peut remonter au milieu des années 80 pour les performances documentées. Et bien plus loin si on pense aux performances sociales, sujet sur lequel je reviendrais surement dans un autre article.
Selon Dominique Brebion[ii], la première performance, qui se revendiquait comme art performance en Martinique daterait de 1987, lors de la manifestation Empreintes Contemporaines, au Fort Saint Louis et a été réalisée par Catherine Césaire et Jacqueline Fabien de façon impromptue. J’ai interviewé Jacqueline Fabien à ce sujet (entre autres, l’interview a duré en tout deux heures) et elle ne s’en souvenait pas du tout. Mais des personnes ayant été présentes s’en souviennent et peuvent ainsi démontrer que le nom témoin choisi par les performeurs pour désigner le public des performances (et le différencier du coup du public du théâtre), a son sens. Cette même année Habdaphaï avait réalisé sa première performance situationniste lors du vernissage de sa toute première exposition individuelle. Jeune peintre autodidacte et plus connu comme danseur dans des troupes de danse traditionnelle que comme peintre, l’artiste était inconnu des critiques, des habitués, des amateurs d’art…Sa performance consistait alors à circuler incognito parmi les visiteurs et à discuter avec eux sur l’intérêt des œuvres exposées, sans que les visiteurs sachent qu’il en était l’auteur. Il n’a à aucun moment averti le public de la tenue de la performance. Il est donc difficile de compter cette performance parmi d’autres, réalisées par l’artiste soit dans la rue, soit lors de meetings artistiques ou pas, de façon impromptue ou prévue, et surtout lors des vernissages de ses propres expositions à partir de 1991.
Ces dernières sont attestées par des cartons d’invitation ou affiches, qui les mentionnent explicitement, par le souvenir de l’artiste, par le témoignage du public. Le plasticien Raymond Médelice par exemple se souvient avoir décroché ses tableaux d’une exposition collective en 89, car Habdaphaï, commissaire de l’exposition, avait fait une performance , ce que Médelice ne considérait pas comme de l’art : l’artiste avait agrafé une carte postale de Martinique, sur laquelle il avait écrit « état d’urgence », dans un sachet plastique avec un peu de farine, qu’il vendait 100 francs à qui voudrait l’acheter. Habdaphaï critiquait ici le tourisme qui réduisait ce territoire a un état d’urgence, en « mangeant » son abondance (à laquelle faisait référence la farine, signe d’abondance pour le peintre, en lien avec des souvenirs d’une enfance plus que pauvre).
A partir de 1997 une grande partie des performances d’Habdaphai seront documentées par des photos ou des vidéos.

Habdaphaï, Un si gentil petit martiniquais,vidéo performance, 1999 (création 1997), photo de l’artiste
On peut ne pas aimer son travail. On peut penser qu’un ancien danseur issu d’un milieu peu valorisé artistiquement comme les danses traditionnelles, faisait de la performance comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir, comme l’artiste l’a dit récemment, à mon avis ironiquement[iii]. Mais on ne peut nier la réalité de ces performances. Ou lui nier toute qualité. Et si l’artiste a ressenti le besoin de consolider ses connaissances sur l’art par un Diplôme Universitaire art, danse, performance à Besançon en 2013, puis par le DNSEP obtenu en 2015, cela faisait très longtemps qu’il réfléchissait sur sa pratique artistique.
Ses performances sont jusqu’à ce jour très proches des performances traditionnelles des années 70 : centrées sur le corps porteur, avec peu d’accessoires, très éloignées d’un certain versant actuel de l’art performance qui devient très spectaculaire. Et dans ceci Habdaphaï travaille dans le droit fil de l’arte povera, dans un choix délibéré et significatif de grand dénouement. Des matériaux pauvres ont aujourd’hui encore sa prédilection : charbon, farine, eau, papier, calebasses, seaux, parfois de la peinture… Souvent impromptues, ses performances n’ont pas toujours été comprises, et assez caractéristiquement ont souvent été mieux accueillies par le public des rues que par le public des galeries et autres lieux d’art en Martinique.
L’artiste aime parler des performances ritualistiques qu’il réalisait au début de sa carrière et qui étaient souvent perçues comme du quimbois (sorcellerie). Ces performances ritualistiques avaient pour but communier avec l’assistance, les amener dans une sacralisation laïque en quelque sorte, mais étaient mal reçues, car identifiées en Martinique à quelque chose qu’à ce moment-là était très tabou (les religions animistes afro-caribéennes). Du point de vue de la transgression ça fonctionnait assez bien. Ce type de performance a provoqué des répercussions violentes : interdiction, injonction de retirer les restes des performances, etc… Il convient de noter qu’il ne s’agissait ni de copier, ni de faire référence aux rites vaudous ou autres. Il s’agissait d’une proposition de l’artiste, une proposition de ritualisation dans une pratique qu’aujourd’hui est beaucoup plus acceptée qu’il y plus de 25 ans. Pour preuve beaucoup d’actions performées durant le FIAP étaient très ritualisées.

Nyguen Smith, Performance sans nom, Fiap, avril 2017, photo Benny René Charles, courtoisie du Photographe
Au début des années 90 Habdaphaï a beaucoup fait aussi de la peinture in situ, devant le public, type action painting, et aussi ce qu’il appelait du verromorphisme, peinture par jet de bouteilles de verre remplies de peinture sur un support en bois ou sur un mur. Dans tous ces cas il y a un engagement total du corps dans la pratique.
Ancien danseur Habdaphaï a un très grand sens de l’occupation et du déplacement dans l’espace, et sans aucun doute ce que l’on peut appeler une présence. Ses scores sont très minimalistes, et très éloignés du théâtre. Il ne répète pas ses performances, mais en cas d’utilisation d’accessoires, il va se familiariser avec l’objet.
Toute performance comporte une préparation (conception du score, réflexion, appréhension du lieu), la performance elle-même, qui est cette relation unique, éphémère et insaisissable entre l’artiste/le score/le lieu/les témoins et des répercussions. Les répercussions sont de deux types , les répercussions immédiates, du public présent, qui impactent le déroulement de la performance, et les répercussions après performance, qui sont comme le résultat de l’acte. Un résultat aussi éphémère et insaisissable que la performance elle-même et qui échappe autant que la performance à l’archivage. Mais qui est en quelque sorte la visée de l’acte.
Pour Habdaphaï la performance est forcément politique, dans le sens original et le plus large du terme : une action dans la cité dont le but est provoquer une réflexion, une réaction. Il travaille avec une belle compréhension de l’espace, des espaces, l’espace physique, l’espace social avec ses composantes spirituelles, politiques, et l’espace-corps, comme il dit, son corps, les corps en performance (ce qui inclut forcément les témoins). Beaucoup de ses performances sont vocales et gestuelles, l’utilisation de la voix comme matériau l’intéressant énormément. Très profondément créolophone, dans un monde (celui de l’art) où le français prime, il travaille souvent sur le non-sens, celui d’une langue que l’autre ne domine pas. D’où des performances très intéressantes où il discoure dans une langue inconnue.

Habdaphaï, performance vocale Ces’aires, Galerie Theodoro Braga, Belém, Para, Brésil, 2013, photo Bruno Pellerin
Beau travail rétrospectif de l’origine de l’art de la performance à la Martinique.