Armature d’Hervé Beuze, une histoire de l’homme
Armature, exposition-installation visible jusqu’à fin décembre 2016 à la Fondation Clément a été l’occasion pour moi de me plonger dans l’œuvre du plasticien Hervé Beuze. Son cheminement, ses questionnements et matériaux de prédilection. Son affinité avec l’installation. Son rapport particulier à la mémoire. Sa préoccupation constante avec la mise en relation de l’histoire et du présent, dans une perspective tournée vers l’avenir. Une œuvre à la fois toute en puissance, dans le corps à corps qu’on devine violent et jouissif avec le matériau et toute en finesse, dans l’appréhension des rapports aussi bien entre des volumes et des lignes, qu’entre les forces qui quadrillent l’espace et le temps. Ce sont là des qualités plastiques et conceptuelles qui s’expriment clairement dans la suite de couples mythiques alignés par l’artiste comme dans une procession dans la nef de la Fondation.
Comme dans un conte, les géants de Beuze, partent du commencement, la genèse, passent par des péripéties (liberté, résilience, digenèse), arrivent au dénouement, couple-fleur, et se connectent pour toujours au monde. C’est un découpage qui me convient pour parler de ses presque 20 ans de création :
1) Genèse : les pièces du début de sa carrière
2) Mémoire (Liberté, résilience, digenèse) : l’épine dorsale de son travail – l’histoire, le travail en prise avec la réalité socio-politique de l’île,
3) Fleur, fleur : le « faire » dans sa pratique sculpturale et d’installation, le corps humain
4) Connected : une ouverture de perspective vers des résonances de son œuvre avec d’autres artistes.
1 Genèse
Hervé a grandi près de la mer, environnement qui va marquer sa façon d’appréhender le monde et créer des habitudes qui vont se retrouver bien d’années plus tard dans son vocabulaire plastique. Par exemple, fasciné par les nasses, il les incorporera souvent dans son travail. Ainsi dans Genèse (1997), qui portait déjà le nom du premier couple d’Armature, on trouve coquillages, morceaux de lambis et coraux pris dans un grillage en métal, comme dans une nasse. Aussi l’habitude de collecter sur le chemin de la plage toute sorte de choses, pour fabriquer d’autres objets, se retrouvera également dans sa pratique artistique (récupération/ détournement/ réutilisation).
Les œuvres de jeunesse des artistes contiennent souvent en puissance ce qu’ils vont développer par la suite, car elles sont les prémices, sous forme d’insight, de la question qui est leur véritable signature. Dans chaudron, de 1992 on trouve déjà son matériel de prédilection, le métal, ses gestes artistiques, marteler, plier, ficeler, ligaturer, assembler , sa préoccupation avec l’histoire, son intérêt pour le corps. Simple colonne en métal, Chaudron est pourtant organique. Martelée jusqu’à obtenir ce qui est comme de la chair…. on y sent le corps, un corps martyrisé, contraint, ficelé.
De même, son installation devant le fort Delgrès, en Guadeloupe, L’allégorie d’une bataille ou la mort de Delgrès (2000), inspirée de la Bataille de San Romano de Paulo d’Ucello, présente une forêt de flèches rouges en ti-bois transperçant des cerfs-volants. Et son installation Melting boat a aussi un ADN estampillé Beuze : le titre qui est un commentaire ou indication de lecture. Et ce qui rend ses installations aussi intéressantes : la capacité de l’artiste de prendre appui sur les lignes de force d’un lieu pour l’investir. Ce sont 15 mètres de long, 3 de haut, 3 de large, devant l’église de Grande Rivière. A peine suggérée par quelques fils et très peu de matière, l’embarcation répond au bateau inversé du plafond de l’église. Fragilité et précarité de la traversée humaine versus solidité du bâtiment religieux. Des lignes qui esquissent le bateau partent d’autres lignes, comme sur une carte, comme pour signaler un itinéraire, tout en reliant l’île aux quatre coins du monde.
2 Mémoire (Liberté, résilience, digenèse)
Chez Hervé Beuze le travail sur la mémoire n’est jamais un simple retour sur le passé. L’histoire se dit au présent, pour se projeter dans le futur. C’est une narration, qu’il va peaufiner, depuis la série des cartes (Lizin kann, Machinique, Matrices Mes Martiniques) où la cartographie était une géographie profondément humaine, jusqu’à mettre en place son histoire de l’homme avec l’installation Armature. La mémoire est ici autant individuelle que collective. Chevillée au corps, elle est partage. Elle est la véritable armature que l’artiste donne à voir. Son œuvre est politique au sens premier du terme, une œuvre dans la polis qui lance un questionnement et nourrit le débat.
Le couple Liberté, surmonté par sa couronne d’armements, me fait penser à Yo armé nou pas armé, dont le titre avait été récupéré par l’artiste dans les manifestations de la grève générale de 2009. L’île hérissé de piques comme le poisson armé aux Antilles , posait la question du pouvoir et de l’identité : qui est ce « nous » qui n’est pas armé ? Qui sont les autres ? Liberté annonce la guérison résiliente. En fin de comptes, l’artiste a voulu que les armes qui les surplombent aient l’air de jouets mollassons plutôt que menaçants. A noter que la phrase « yo armé nou pas armé » était aussi récupérée par des « extrémistes » martiniquais auxquels l’artiste ne s’identifie pas du tout.
Résilience, était déjà le titre d’une de ses matrices Martinique, faite de résine plaquée sur du tissu cousu, conservant ainsi les plis de l’étoffe et les marques de coutures. De la résistance que les métaux offrent aux pressions qu’ils subissent, le concept de résilience est passé à la psychologie, comme capacité de dépasser les épreuves, d’abord des individus, puis étendu aux groupes humains. Le couple Résilience est comme rapiécé, pansé, par des fils de fer destinés à tenir ensemble les plaques de métal qui le recouvrent. Les plaques montées à l’envers présentent à l’extérieur, la couleur de la blessure.
Digenèse, avec ses différentes peaux, renvoi au concept forgé par Glissant, pour ces territoires dont la genèse est loin d’être une, et les filiations multiples quasiment impossibles à établir. « Acclimatez l’idée de digenèse, habituez-vous à son exemple, vous quitterez l’impénétrable exigence de l’unicité excluante. » Glissant, Le tout monde, 1997.
3 Fleur fleur
Chacun des six couples d’Armature, a été assemblé selon un moulage du corps de l’artiste et d’une de ses étudiantes. Ils sont donc tous semblables. Ils sont là pour l’humanité. Ces humains, chacun d’entre eux, sont uniques et chaque pièce a des détails spécifiques qui l’individualisent. Dans cet ensemble, Fleur Fleur a une particularité : l’armature filaire a été faite avec des tuyaux en cuivre, peints en rouge, et de ce fait on dirait que leur squelette est un réseau veineux.
Sortir de l’unicité excluante, tel pourrait être le propos du couple Fleur Fleur . Couplé à la nature il indique peut être la création, et me permet de revenir sur le « faire » dans l’œuvre de l’artiste. Dans le paradigme de l’art contemporain, le faire a perdu de son importance. Le travail de l’artiste est considéré souvent comme de la conception, le « faire » pouvant être laissé à d’autres. A contre-courant ici, Hervé est un « faiseur ». Comme l’artiste démiurge de Paul Klee, il crée des nouveaux êtres avec l’existant. Sa création est autant dans la conception que dans la fabrication, dans le corps à corps avec le matériau. Cette intimité avec le matériau lui permet de le plier à sa volonté certes mais aussi d’en tirer parti, de s’appuyer sur ses caractéristiques intrinsèques, de ramener à ses créations la charge significative que le matériau charroie, se rapprochant en ceci de l’arte povera.
En résidence d’artistes à Gorée, Sénégal en 2012 Hervé a travaillé le corps humain en structures filaires monumentales de 3 Mètres de hauteur, dans l’installation Blogorée qui préfigurait déjà Armature. Certains détails ou solutions de la première sont revisités dans la deuxième. L’utilisation de lamelles de métal pour dessiner le visage, la forme d’une chevelure, le thème du bateau. La disposition en procession d’Armature rappelle aussi la marche des éléments de Blogorée. Jusqu’au fait que sans avoir été modelés sur son corps, à l’instar des couples d’Armature, les éléments de Gorée semblent se mouvoir comme leur créateur. Blogorée reprend l’expression des dockers martiniquais (profession du père de l’artiste), « Blo » pour dire vider entièrement d’un coup un navire.
4 Connected
Armature se présente comme une sorte de cosmogonie. Déambuler entre les géants décharnés renforce l’impression d’une narration mythique. L’installation joue de la transparence, le vide parle autant que le plein. Le jeu d’ombres portées ajoute à la poésie de l’œuvre. Moi ça me fait penser à la Grande Galerie de l’Evolution (Museum national d’histoire naturelle). Le dernier couple, Connected nous connecte à la fois au présent, au futur, au passé mais aussi au monde. Chacune des pièces de l’installation pourrait tenir début toute seule. Elles sont néanmoins reliées au plafond et entre elles par câblage, qui a la double utilité d’assurer la sécurité des visiteurs, tout en rendant évident l’interconnexion entre les éléments de la narration.
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